ReconnaÎtre son existence François Soulage, président du Secours catholique.
Quel est mon frère dont je dois m’occuper ainsi, auquel je dois prêter une attention particulière ? Ce frère, il est celui qui
est dans le besoin, qu’il s’agisse de besoin matériel ou de besoins spirituels. Ce frère, c’est celui qui, fragile, n’arrive pas à trouver sa place dans notre société, vit mal une relation
familiale ou conjugale, mais c’est aussi, tout simplement, celui qui vit à mes côtés, dans ma rue, dans mon quartier, que je rencontre dans mon église, et auquel je n’adresse jamais la
parole.
Pourtant le regard, comme la parole, est le premier signe de l’intérêt que l’on porte à une personne. Non pas un regard qui juge mais un regard qui fait exister, qui démontre à la personne
rencontrée qu’elle existe à mes yeux.
Ce que je fais à mon frère, c’est d’abord reconnaître son existence à mes côtés, accepter de l’écouter, puis ensuite l’accompagner pour qu’il puisse se reconstruire et retrouver peu à peu la
liberté indispensable qui est de pouvoir choisir sa vie.
C’est d’abord à la rencontre du frère différent de moi qu’invite la démarche Diaconia. Une rencontre pour découvrir, ou redécouvrir, le monde qui nous entoure avec ses merveilles et ses
fragilités, qui, dès lors qu’elles sont clairement révélées, nous obligent à revenir sans cesse au message de l’Évangile : aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés.
Dans nos communautés chrétiennes, les fruits de cette démarche devraient être une présence plus grande des réalités économiques et sociales de la société humaine au sein de laquelle se situe
la communauté chrétienne, et à travers cela, permettre aux membres de cette communauté de discerner ce que le monde, qui est autour d’eux, attend des chrétiens.
« Les frères que j’ai choisis »
Disiz, rappeur, écrivain et acteur français originaire d’Évry.
À la question : « Qu’ai-je fait de
mon frère ? », je répondrai : « Qu’est-ce que mon frère a fait de moi ? » La fraternité est celui des trois piliers de la devise de la République française qui est le plus friable. Qu’on le
veuille ou non, on ne grandit pas dans la même famille en France, on tente juste de la recomposer d’année en année et de projets en projets.
On ne choisit pas ses frères et sœurs au sens premier de la fratrie, mais étant fils unique j’ai dû choisir les miens. Malgré mon métissage (mère Française, père Sénégalais), quand je regarde les
frères que j’ai choisis, ils viennent tous du même milieu social, ont à peu près tous la même croyance en Dieu et, toutes couleurs confondues, ce même ressentiment envers la France.
Donc, à la question : « Qu’ai-je fait de mon frère ? », si l’on parle des mes « vrais » frères – j’entends par là tous ceux que j’aime du plus profond de mon cœur, mes semblables issus des
quartiers populaires du pays, ceux que ni le temps ni la distance n’ont réussi à séparer dans la perception de l’âme, ceux qui ont connu et connaissent encore le même questionnement intérieur sur
leur rôle et leur place au sein de la Famille française, ceux qui se vexent, s’attristent, se mettent en colère parfois, mais surtout s’inquiètent quand ils voient l’image trouble et déformée que
le reste de la Famille a d’eux –, à cette question, donc, je répondrai que ce frère je l’ai toujours aimé et que je l’ai toujours poussé malgré tout à ne pas se séparer des autres membres de la
Famille.
Même si tout porte à croire que ces autres membres, soit ne le considèrent pas comme tel, soit ne l’apprécient que pour ses aspects les plus divertissants. Comme si implicitement, tous les autres
membres de la Famille nous rappelaient consciemment ou inconsciemment, avec cruauté parfois, maladresse souvent, que nous n’étions non pas, nous aussi, les enfants de la patrie, les frères de la
fratrie, mais les enfants d’une famille d’accueil.
Elle m’a dit : « Qu’as-tu fait de ton frère ? »
Dominique et Arlette Sauvage, « équipiers actifs » du groupe local de la Cimade Ardennes.
Quel frère, quelle sœur ? Ah, oui, la
grande famille humaine, laquelle n’a pas encore compris qu’elle est une et devrait tellement être unie.
Quand ? Depuis la nuit des temps jusqu’à maintenant, période terrible où l’on se croit civilisé alors que nous avons seulement obtenu d’étonnantes avancées technologiques, où notre superflu nous
est rendu indispensable, alors que la grande majorité de nos frères et sœurs manquent de l’essentiel, ici et au loin.
Où ? Sur toute la terre, bien sûr, notre petit village lové autour d’une bien modeste planète, mais aussi et d’abord au coin de notre rue, devant notre porte, et pourquoi pas dans notre famille
même (mais si !).
Comment ? Si on a la chance de prendre naïvement au premier degré et d’accepter l’idée que tous les hommes et toutes les femmes sont frères et sœurs, tout est alors facile et évident, comme pour
l’auvergnat de Brassens et ses quatre bouts de bois, l’hôtesse et son pain, l’étranger et son sourire…
Mais cette fraternité (et sororité), annoncée et affichée, reste trop souvent strictement une théorie. Peur d’être jugé, peur de mal faire ou de faire mal, peur d’être trompé, de devenir objet de
risée, peur de perdre du temps, de l’argent, de l’indépendance, que de motifs qui nous retiennent de nous lancer sans retenue, avec simplicité dans cette aventure.
Pourtant la « charité » devient alors partage, l’écoute devient échange et la compassion se transforme parfois même en amitié. On croit donner, et on reçoit tellement. Salut et Fraternité, à vous
tous frères et sœurs humains.
La dure réalité du vivre-ensemble
Muriel de Fabrègues, ancienne magistrate et maître de conférences à l’université Panthéon – Assas.
J’ai eu le privilège d’exercer
comme substitut du procureur au tribunal de Bobigny, puis au Pôle financier pendant cinq années. Ce fut une expérience riche et marquante. En effet, se voir confier le pouvoir de juger des hommes
et des femmes n’est pas une mission banale. J’ai perçu, chez mes collègues magistrats, ce que j’ai également découvert chez mes jeunes étudiants en droit, désireux d’entrer dans la magistrature,
une vocation particulière, ou un appel : « Mets-toi au service de tes frères et travaille à mettre de la paix entre les hommes. »
Je crois sincèrement que chaque magistrat a ressenti à un moment de son histoire cette orientation profonde pour s’occuper de ses frères. Puis vient la confrontation avec la réalité du
vivre-ensemble social, dans lequel se mêlent violence, vice, fuite, tromperie et mal.
Avec la loi comme table de travail et le corps judiciaire comme armure de protection, le juge lutte contre l’injustice. Mais la tâche s’avère extrêmement difficile : les injustices sont trop
nombreuses. L’équipement du juge s’apparente parfois à un dé à coudre, alors qu’on lui demande de vider un cargo rempli d’eau.
Dans ces conditions, le juge doit se résoudre à sa mission de préserver l’intérêt général. Ce qui le place de fait en dehors de tout projet utopique ou personnel. Et c’est ainsi que la justice
des hommes n’est pas celle de Dieu : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ! »
Changer de regard
Père Olivier Ribadeau-Dumas, secrétaire général de la Conférence des évêques de France.
Dieu ne cesse d’avoir avec
l’humanité une relation qu’expriment deux questions : « Adam, où es-tu ? » et « Qu’as-tu fait de ton frère ? » Et ce n’est pas très étonnant que ces deux questions soient fondatrices. L’homme ne
peut se trouver, l’homme ne peut se réaliser que s’il prend en compte son frère.
Dès les commencements d’ailleurs, ils furent deux pour qu’aucun ne puisse se suffire à lui-même. Le frère est celui que je reçois. C’est lui qui me donne d’être moi-même en prenant soin de lui.
Le principe de solidarité que la Doctrine sociale de l’Église développe est la traduction du lien qui unit, qu’ils le veuillent ou non, tous les hommes entre eux.
Le frère pour nous est cette multitude d’hommes et de femmes aimés par le père d’un amour inconditionnel et qu’il nous demande d’aimer, d’aimer en servant, d’aimer en respectant, d’aimer en
faisant grandir. Et, dans cette mission qui nous incombe, le regard est sans doute ce qu’il y a de plus fort. Car le regard peut transpercer ou illuminer.
Dieu ne cesse de nous presser de changer de regard pour que nous nous ajustions à celui qu’il nous porte : un regard de tendresse et d’espérance. C’est ce juste regard qui nous empêche de faire
de l’autre un instrument de notre propre volonté.
Tout est dans le ton. Je n’imagine pas Dieu vociférant envers Caïn. Je l’imagine simplement et douloureusement attaché au bonheur de ses enfants. Nul reproche dans la voix mais l’appel pressant à
faire vivre l’autre, ce frère donné. Cet appel prend corps en Jésus, Christ et Seigneur, serviteur doux et humble. Cet appel se fait plus pressant encore car le Christ, notre frère, se donne à
voir dans le prisonnier et le malade, dans l’affamé et l’homme nu. Cet appel est celui de l’exigence de la vie, car on sait bien qu’on n’a jamais fini d’aimer.